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Le spectateur affranchi
17 octobre 2019

DECLASSEMENT DE LA RAISON

sans-titre

Le souci d'indépendance intellectuelle n'interdit pas de s'en remettre à la pensée d'autrui quand elle est bien pensée. Au contraire ! Et il ne saurait être question de se refuser le luxe de citer - même longuement - un auteur quand il résume bien votre regard sur un petit coin du monde.

Anne Cécile-Robert, La stratégie de l'émotion, Quebec, Lux editeur 2018. pages 144-152.

L’émotion pose un redoutable défi à la démocratie, car il s’agit, par nature, d’un phénomène qui impose au citoyen une position passive et le contraint à réagir au lieu d’agir […] Ce sont les événements qui le motivent, pas la pensée. […] Le ressenti fait loi. [...] Il ne s’agit pas d’éliminer les affects, mais de les mettre au service d’une intelligence du monde, d’en faire des leviers qui nourrissent la raison sans la remplacer. […] Emporté par le tourbillon de l’instant, le citoyen clique plus vite que son ombre […] Les réseaux sociaux mettent en valeur la réaction émotive des usagers. [...] Le suivisme et le mimétisme font rage […] On préfère reproduire à toute vitesse que vérifier et s’interroger. On cède à l’impulsion et à la colère collective. Descartes avertissait pourtant : « La pluralité des voix n’est pas une preuve, pour les vérités malaisées à découvrir, tant il est bien plus vraissemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple. ». Il était donc tout à fait prévisible que la valorisation des émotions s’accompagne d’attaques philosophiques contre la raison et les Lumières. […] On fait le procès du rationalisme qui serait froid et sans âme […] mais toutes ces accusations relèvent de la caricature. [...]

[Le rationalisme] établit une préférence dans le champ des connaissances et de la politique : seule la raison peut mettre toute le monde d’accord quand sentiments, passions et croyances demeurent, par nature, le champ des inégalités. Les ressentis sont propres à chacun tandis que la raison est propre à tous, même si elle n’est pas utilisée de la même manière par tout un chacun. Autant on peut discuter d’une pensée, autant les sensibilités cloturent la discussion. […] La raison ne nie pas les différences, elle souligne ce qui est « général et commun à tous les hommes pour en constituer leur unité » (Bruno Antonini). […] À rebours de cette ambition, la dictature de l’émotion, en valorisant l’éphémère des affects, le fugace du ressenti, substitue à la communuté de citoyens autonomes et solidaires le tribalisme d’individus amoureux d’eux-mêmes, mais angoissés. […] A l’inverse de l’émotion, l’esprit critique nécessite le temps de la réflexion et la mise à distance pour fonctionner. Celui-ci repose sur la capacité à s’interroger, à contester ses propres préjugés et idées reçues, à mettre en cause ce qui précisément semble évident et qui n’est souvent que le résultat de la perception primaire de nos sens. « Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans sa vie se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues, et reconstruire de nouveau tout le système de ses connaissances » (Descartes). […] Un adage résume bien ce trait fondamental [de la raison] : le mauvais mathématicien dit : 2+2=5 ; le bon mathématicien dit : 2+2=4 ; le très bon mathématicien dit : 2+2 font probablement 4. C’est le « probablement » qui témoigne de l’esprit scientifique, rend modeste et donne envie de poursuivre les exercices de réflexion en s’ouvrant toujours un peu plus sur les réalités du moinde qui nous entoure.

Ce qui est particulièrement alarmant de nos jours, c’est que les gens ne sont plus en mesure de distinguer le réel de son aberration. Le problème n’est pas tant l’existence des infaux [Fake news] […] que le fait que les citoyens ne soient pas en capacité de distinguer le vari du faux, le vraissemblable de l’impossible. La société désapprend collectivement à réflechir et perd ainsi une à une ses défenses immunitaires contre la manipulation, l’invraissemblable, la bêtise. L’océan émotionnel dans lequel on la plonge, et dans lequel certains individus se plaisent souvent à barboter, réduit progressivement ces derniers à l’état de vivants sans cervelle, de zombies. Le monde de l’émotion prétend valoriser l’individu, mais il le prive en fait de son autonomie, de son libre arbitre, en sapant ce qui lui permet de choisir, décider, savoir, au profit de l’impérieuse nécessité « d’éprouver » et de sentir, puis de se fier au ressenti pour se mouvoir en société. [...] Sur le terrain miné de la critique de la raison s’épanouit le dogme. [...] L’alter ego du dogme n’est autre que le consensus […] On prétend vouloir apaiser la discussion publique, mais ce faisant, on met la charrue avant les bœufs, car le consensus n’est pas une donnée, c’est un résultat. Il n’existe pas de démocratie sans affrontement, sans conflits.

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