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Le spectateur affranchi
22 avril 2023

LETTRE OUVERTE A ATHENA

Lettre à Athéna

flat,750x,075,f-pad,750x1000,f8f8f8Puis-je me permettre de vous interpeller par votre prénom, vous, déesse plurielle que je ne connais qu’en images ? Je vous adresse cette lettre sans savoir si vous pourrez m’entendre. Les dieux ne sont-ils pas morts ? Si votre nom hante encore les couloirs des écoles ou des musées, il résonne comme une coquille vide de son illustre destinée. Mais le pire n’est pas cette vacance de l’être ; il siège dans la mémoire des ignorants.

Qu’ont-ils fait de vous, ceux-là qui ne savent pas, que ce soit par accident, par paresse ou négligence ? Une guerrière brutale et jalouse, protectrice armée de la Cité, incarnation de l’orgueil communautaire ? À la décharge des incultes, votre casque, votre lance et votre bouclier sont plus visibles que votre âme.

Seuls les ingrats oublient, pas les ignorants. Ceux-là ignorent tout simplement. De fait, ils ne savent pas ce que vous incarnez : la cité, certes, le territoire où résident ceux qui ont reçu les droits en échange des devoirs, il va sans dire ; mais la sagesse, aussi, ce mélange subtil de raison, de justice et d’humanité qui rejette tout modèle trop rigide ; les arts, enfin, ces savoir-faire es-sensibilité, beauté et sensualité. En d’autres termes, vos qualités plus que votre entité réunissent tout ce qui fait le sel de la vie.

flat,750x,075,f-pad,750x1000,f8f8f8Mais êtes-vous seulement vivante ? Sur la foi du regard que chacun peut poser sur le monde, un doute m’envahit. Je cherche mais je ne vous vois plus. La Cité qui ambitionnait d’être gouvernée par le peuple a sombré. Démocratie, votre patronyme, est un mot dont l’esprit a été dévoyé, un miracle politique détourné de ses plus nobles fins. Au temps de Périclès, déjà, le peuple gouverneur n’était pas le peuple gouverné. « Peuple », alias Démos, nom valise dans lequel chaque voyageur du temps met ce qu’il y apporte : les contribuables (ceux qui paient l’impôt), les mâles cooptés (ceux qui ont accompli le devoir militaire et partagent les mêmes histoires de chambrées), les consanguins (ceux qui sont issus de la même gens ou se l’imaginent sur la foi de la doxa qui les arrange), les disciples (ceux qui sont membres à part entière de l’ecclésia), les copains (qui sont aussi les coquins), etc.

Avec plus de 60 % de citoyens qui se détournent des urnes, (26 % de non inscrits, 40% d’abstentionnistes), le peuple n’est plus qu’un tiers monde. En 2022, en France, 48,84 % d’entre eux ont exprimé un avis lors de la présidentielle, 31,6 seulement aux législatives. La majorité déclarée qui s’en dégage repose ainsi sur l’adhésion de 12 % seulement des citoyens. Quelle parodie au regard de la définition consacrée ! Dès lors, est-il surprenant qu’au petit jeu de la novlangue, démocratie qualifiât aussi bien l’Athènes de Périclès, l’Urss de Staline, les États-Unis de Donald Trump, la 5e république française, la république du Congo ou le Venezuela bolivarien ?

Le peuple ? Dans tous les modèles, il n’est rien que le réservoir des vaches-à-lait, des clients, de la main d’œuvre servile et de la chair à canon dans lequel puisent les parrains locaux : chefs d’état, milliardaires et oligarques, entreprises transnationales, théocrates sans frontière, etc. Quand ces maîtres s’accordent sur leurs territoires géographiques, politiques ou administratifs, le système est verrouillé et une forme de paix s’installe, qui profite même aux peuples du moment qu’ils se taisent. Clientélisées, les populations survivent en se livrant à des petits délits tolérés par les Parrains tant qu’ils ne remettent pas en cause l’équilibre global. 

Pour remédier au défaut, les partis s’inventent en Unité, celle des gauches ou des droites. Peu importe le placement, pourvu que les secrétaires généraux aient l’ivresse ! Mascarade, mensonge, poudre aux yeux. L’Union des droites se limite à rassembler des néolibéraux pour l’économie et des réactionnaires pour les questions sociétales, comprendre ceux qui ont les moyens financiers pour gérer, bâtir et réformer mais au seul profit de leurs clientèles. L’Union des gauches ne vaut guère mieux, elle qui pêle et mêle les autoritaristes crypto-moralisateurs, les écologistes radicaux et les défenseurs autoproclamés des minorités qu’ils se donnent mission de conscientiser, pater- et maternalistes qui s’ignorent faute de se déconstruire. Ceux-là ont le pouvoir de la parole qu’ils ont mise au service de la médiocrité culturelle et de la vulgarité.

Sandro_Botticelli_021

Chère Athéna, à travers la démocratie qu’ils se sont tous jurés d’abolir, c’est vous qu’ils assassinent : le gouvernement par le peuple, le territoire de résidence qu’ils livrent aux pillards, la sagesse et l’art aussi, tout ce qui fait paix, beauté et subtilité. Je voudrais aller pleurer sur votre tombe, mais je ne sais même pas où ils l’ont creusée. Je ravale donc ma salive.

Faute de mieux, recevez l’expression de mes sentiments déplorés.

 

Source : Le Refusant, Correspondances

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